Labé-cédaire - avec Eva Wellesz





Labé-cédaire#EvaWellesz/Anne Mulpas

                                                         

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Les pattes frêles du désir - 3 - A.M.






une vallée transitoire où ta majuscule s'est perdue       errante en ses parties
l'appendice humilié arrachant ses lambeaux à la langue  — honteuse bègue en un drapé de soie qui à force de prétendre mourra sans
le partage
la folle partition
géhenne
un baiser-lèpre
l'hérédité s'accolant à la faute                        il est temps de choisir et de trancher
alors elle        
te parcourant d'un monde l'autre — découvre enfin le sien et l'affirme et t'infirme                       
peu importe l'erreur puisqu'elle vaut vérité
alors
il est tentant c'est vrai de confier à la mort
ce qui n'est pas de son ordre             mais la vie       mais
par-delà ton reflet ton corps déshérités — combien d'attentes dérisoires —
au-delà de la chair et des cris du parquet
des cuisses des reins du dos tout cela qui se cède à bas prix          tout cela désormais qui accepte le mouvement et la contradiction
alors elle
dans le sarclage des côtes abandonne le manque l'habitude du manque
alors elle s'apprête enfin à se noyer dans le fleuve désirant des pleins et des déliés
géhenne                      petite si petite la vallée
que sa tristesse tient dans la main
n'y trace qu'une ligne brûlante sur laquelle souffle l'enfant souffle souffle
puisque son œil ne pense pas non ne pense plus mais
la vie mais
en lui annonce son véritable roi         l'indicible et bavard souverain
puisqu'en son œil       l'enfant te voit

il te voit et t'éteint


Anne Mulpas,  Les pattes frêles du désir, Anthologie Triages,  Voix unes & premières (Vol.I). Editions Tarabuste 2016

Ne m'attends pas ce soir - Revue Harfang







H
éritage. La fenêtre est ouverte sur quelques cris d’enfants et la rengaine des moineaux. C’est le printemps renouvelé ; une douceur qu’il revisite avec l’abandon de ceux qui portent en eux d’interminables hivers. Le baromètre fait valser ses jupons : vingt degrés à l’ombre des murs. « La lutte n’est plus qu’en-dedans », se dit-il. Il pourrait en profiter, aller musarder au Jardin à quelques mètres de là, si seulement devant lui le lit ne berçait pas une presque morte.
Héritage.
Le rectangle de lumière s’obscurcit au passage d’un épais nuage. Il était là l’an passé, dans cette pièce faisant office et de lieu de repos et de lieu de travail, mais alors l’occupante du lit était assise à son bureau, la main et l’esprit lestes. Il était là et comme tant d’autres jours avant celui-ci, il attendait patiemment que sa mère achève une écriture urgente. Quelque chose d’important et dans ce quelque chose toute la distance froide et belle de leur histoire. De leur lien. Il attendait le moment de la parole offerte, ce moment où elle lui raconterait ses dernières lectures, ses préoccupations, toute l’actualité vibrante de son être.
Contrairement à ses deux frères, jamais il n’avait espéré ni même souhaité que la mère soit quelqu’un d’autre. Jamais il n’avait désiré plus de caresses, plus de chaleur qu’elle ne pouvait en donner. Mieux que le lait coulant difficilement de son sein, mieux que la tendresse sèche de sa main, c’était du miel de ses pensées dont il s’était nourri. La mère ne parlait que pour transmettre l’indicible, l’essentiel. Aucun mot n’était léger, encore moins gratuit. Et c’était lourd et riche de ce bagage qu’à tout juste dix-huit ans il était parti loin, en d’autres villes, en d’autres pays ; ne revenant qu’une fois par an afin de se ressourcer auprès d’elle et d’engranger en son âme de nouvelles semences. C’était ainsi, par l’éloignement volontaire, qu’il était devenu le fils chéri. Celui qui sait le prix du silence tout autant que celui de la parole. Sa fierté de miroir. Son double sans aucun doute.
Héritage.
La clarté réapparait, glisse sur le visage pâle, sur le violet qui maquille d’une grâce fragile et inquiétante les paupières baissées. « À quoi peut-elle songer ? D’ailleurs songe-t-elle encore ? » Le soleil les éclaire sans rien lui révéler.

La fenêtre est ouverte sur quelques cris d’enfants et le sifflet incessant des oiseaux. Elle laisse le soleil la draper des cheveux au bassin, tentant de croire que la lumière la dissimule dignement. Elle ne dort pas mais mime le repos afin de profiter du coton de la morphine et de leur présence. De sa présence à lui tout particulièrement. Midi est passé depuis près de trois quart d’heure. Elle écoute les corps en présence – ses deux autres fils et leurs épouses – se lever et se mouvoir dans la gêne d’une appétence honteuse. Ils ont faim. Ils ont soif. Ils attendent que l’attente cesse et n’en peuvent plus d’attendre. Elle n’a pas besoin d’ouvrir les yeux, de tendre douloureusement l’oreille pour savoir que, lui, n’a pas bougé et qu’il demeure patiemment près d’elle comme il a toujours su le faire. Lorsqu’ils s’en seront tous retournés à leurs petites affaires de vivants, lorsqu’elle sera sûre d’être seule avec lui, elle n’ouvrira pas les yeux - le soleil pourrait l’aveugler – mais elle lui donnera ce qu’il mérite. Elle lui offrira ce qu’elle n’a jamais pu partager jusqu’alors. « Qu’ils s’en aillent ! Qu’ils s’en aillent afin que je lui lègue la seule chose qui vaille. » La porte de la chambre s’ouvre et se referme discrètement. Elle se concentre, se rassemble, se prépare à parler de toutes ses forces, de tout son amour enfin exprimable de mère. 
« Ferme la fenêtre, s’il te plait. Le murmure des oiseaux est trop bruyant. Et puis viens, viens tout près. »

Lorsqu’il prend place tout contre elle, il ne peut s’empêcher d’être troublé par la main glacée qu’il a saisie dans les siennes. Une main qui n’a presque plus de consistance – la chair n’est rien lorsque les nerfs s’éteignent. Il ne sait pas s’il est prêt à supporter l’idée, bientôt le fait, que sa mère ne soit plus incarnée et qu’il demeure le seul détenteur de sa voix.

« Je ne serai plus longue.
− J’ai toujours aimé t’attendre.
− Je le sais.
− As-tu soif ? As-tu froid ?
− Je vais au mieux. Je voudrais simplement... »

Elle tente de trouver en elle le lieu secret du souffle, une retraite inespérée, mais en vain : parler l’anéantit. Aucune pensée ne prépare au concret de la désertion et de la perte de soi. Elle qui a tant lu et réfléchi, tant écrit sur l’existence, jamais elle n’aurait pu imaginer qu’un jour viendrait où le verbe pèserait aussi lourd dans sa bouche, dans tout son corps, non jamais. Au bout de quelques longues minutes, renonçant à parler, elle lui retire sa main, la tend péniblement vers son bureau. Il essaie de comprendre sa demande muette : « Tu veux que j’aille te chercher quelque chose ? » La main retombe sur le drap, frémit en guise d’acquiescement. «  Un papier ? Tu veux écrire ? Ou que j’écrive pour toi ? » La main proteste. « Tu veux un livre ? » La main hésite. Il se lève et va jusqu’au bureau laissé en l’état depuis des semaines. Son regard se promène, va et vient d’une pile à une autre, s’agace de ne pas être oracle, de ne pas savoir satisfaire, ni prévenir l’attente maternelle. « C’est dans l’un des tiroirs peut-être ? » La main lâche un sursaut léger, douloureusement joyeux. Il ouvre les tiroirs un à un, ne trouve rien qui puisse, à ses yeux de fils et de vivant, éveiller un quelconque intérêt. Rien sauf, dans le tiroir du bas, un petit album en cuir rouge élimé qui de par son aspect intime jure avec la banalité froide des autres affaires. Il s’en saisit, revient s’asseoir délicatement près d’elle et s’écrie, fier de sa trouvaille comme un gosse : « C’est ça, n’est-ce pas ? C’est cet album que tu voulais que je t’apporte ? » La mère lui abandonne un grognement affirmatif. Malgré elle, elle a ouvert les yeux et ses pupilles vacillantes s’agrippent au petit album, remontent péniblement jusqu’à celles de son fils, s’imposent une dernière fois avant de lâcher prise. Sans trop comprendre l’excitation qui l’anime, il soulève la couverture du dernier désir.


Il n’y a là qu’une photo. Une seule photo sur laquelle il reconnait sa mère enfant au pied du cercueil paternel. Unique et insupportable image qui prétend lui offrir tout d’elle sans rien évoquer de lui, sans rien témoigner d’eux. Qu’attendait-il, lui qui lui avait offert l’éloignement comme gage d’affection et de respect éternels ? Quel désir confus et obscur s’était réveillé, jappant et frétillant bêtement, devant cet écrin à la peau ratatinée ? Peut-être espérait-il une galerie de portraits. Peut-être même une photo d’elle enceinte de lui. Et puis, évidemment, les anniversaires, les Noël... Tous ces moments que tant d’autres mères fixent précieusement, jour après jour, afin de taxidermiser leur amour, en garder quelques trophées pâles et désuets mais néanmoins glorieux. Une preuve enfin tangible de l’amour – oui l’amour ! – qu’elle lui portait et qu’elle n’avait jamais su formuler si ce n’est au travers de pensées et de références philosophiques, de citations brillantes. Tous ces mots qui n’étaient pas à elle et ne pouvaient donc pas être à lui.

…. suite dans le N°44 de la revue Harfang - http://nouvellesdharfang.blogspot.fr

Echophanies - recueil éd. Tarabuste